Lucy a en tout passé deux semaines à Valence : elle n’était pas restée si longtemps au même endroit depuis Cadix, il y a une éternité – c’est-à-dire un mois plus tôt. Sa coque commence à la démanger, au propre comme au figuré d’ailleurs. La partie immergée d’un bateau (on appelle ça les œuvres-vives) se retrouve très vite recouverte d’une couche de coquillages et algues diverses si on n’y prend pas garde. Le remède habituel est l’antifouling : tous les ans, on sort le voilier de l’eau, on ponce la coque, et on applique généreusement cette peinture plus ou moins toxique pour l’environnement – et même pour la coque dans notre cas, si on commet l’erreur de ne pas choisir une mixture spéciale coque alu, car le mélange habituel contient du cuivre qui favorise l’électrolyse (qui fait un trou dans la coque pour les béotiens). En complément, il est recommandé de plonger régulièrement pour nettoyer, balayer, astiquer (désolé). Notre arme secrète pour ne pas avoir à affronter les eaux glacées de la méditerranée en hiver est de naviguer toutes les semaines ou presque, ce qui ne laisse pas le temps aux indésirables de s’accrocher solidement avant d’être balayés par les pointes à plus de onz… euh … six nœuds que nous ne manquons pas de faire régulièrement.
Quant à nous, malgré une coupure de quelques jours à Marseille, l’appel de la mer nous titille un petit peu aussi. Nous visons Peniscola et sa magnifique forteresse templière du XIIIème siècle, un des chateaux les plus visités d’Espagne, mais nous préférons couper la navigation en deux et faisons étape à Burriana, à mi-chemin. Nous y passerons une soirée extrêmement agréable dans un pub miteux devant PSG-Barcelone, 4-0 s’il vous plait. Quel dommage que nous ne soyons pas encore au cœur de la Catalogne pour profiter de l’ambiance. Le lendemain est consacré à visionner l’enregistrement du match visiter les pontons. Nous sommes à l’affût de toutes les petites astuces que d’autres auraient pu trouver, avec la ferme intention de copier sans vergogne. Nous sympathisons aussi avec notre voisin de ponton italien, qui fait du charter sur une magnifique goélette en bois : il travaille l’été et ponce/vernit les trois autres saisons.
Nous arrivons à Peniscola au coucher du soleil, et le château est magnifique. Il se dresse sur une quasi presque-île, sorte de Mont St-Michel. Nous mouillons à ses pieds avec la ferme intention de le visiter le lendemain matin. Malheureusement, le mouillage s’avère assez rouleur, et nous passons une mauvaise nuit. Il n’y a pas énormément de houle, mais sa fréquence entre en résonance avec Lucy, et nous avons la désagréable impression d’être sur une balançoire. Suite au triste souvenir d’Arifana, nous avions commandé sur internet un astucieux dispositif antiroulis et l’avions fait livrer à Rosas, où nous avions prévu de passer quelques semaines plus tard. Il ne peut encore rien pour nous, la nuit ne nous repose pas, et nous n’avons pas le courage de mettre l’annexe à l’eau et d’arriver trempés sur la plage avant de grimper la colline pour visiter la forteresse.
En plus, le vent est parfait pour continuer à remonter la côte vers Taragonne puis Barcelone sans énergies fossiles. Comme dit Sarah : « Sans pétole, la nav’ est plus folle ! ». Nous levons donc l’ancre sans demander notre reste, et Eole nous pousse vers notre prochaine étape : l’Ametlla de Mar. Il s’agit d’un petit port de pêche, pas touristique pour un sou et donc assez attachant. Nous y déambulons jusqu’à tomber sur le marché local, l’occasion de refaire le plein de légumes (Sarah soutient que non, cinq tomates cerises, ça ne compte pas pour « cinq fruits et légumes par jour »). J’en profite aussi pour avancer dans mon plan machiavélique pour faire le buzz en postant sur YouTube une vidéo de femme enceinte qui tombe à l’eau, mais malheureusement mon ascenseur improvisé (le fameux bossensceur) fonctionne parfaitement, et c’est sèche que Sarah effectue avec brio la manœuvre de port qui marque le début de notre navigation vers Taragonne, toujours avec un vent très coopératif.
La vieille ville de Taragonne est sur une colline. C’est très beau, mais ça monte beaucoup. Nous consacrons une journée à sa visite : cathédrale, amphithéâtre en ruines, remparts. Seule mauvaise surprise, comme indiqué sur Internet, les prix sont annoncés TTC (nous avons pris soin de bien valider le prix à notre arrivée), mais de mystérieuses taxes viennent faire gonfler la note à notre départ. Qu’importe, le tarif final reste raisonnable pour la région (rien à voir avec les petits ports du Portugal). Nous profitons de vents toujours favorables pour aller jusqu’à Barcelone, où nous avons rendez-vous avec Laura, ma cousine et régionale de l’étape. Le temps d’une étape-dortoir à Villanova i la Geltru, où l’on nous indiquera une place coincée entre deux voiliers à 10.000.000€ pièce que nous aurons le bon goût de ne pas heurter, et cette fois nous voici vraiment en route vers Barcelone, sa Sagrada Familia, son équipe de foot (ah ah), et ma cousine. Le temps d’échapper de peu à une collision avec un géant des mers, et nous voici amarrés dans une place bien trop grande pour nous. Nous comprendrons le lendemain qu’il ne s’agit finalement pas d’une grande place mais de deux miniscules, puisqu’un autre voilier s’y installera. Heureusement que c’était une école de voile et que le barreur savait ce qu’il faisait : il était tellement détendu qu’on n’aurait pas été surpris de le voir envoyer un texto au milieu de la manœuvre. Bref, tout le monde pousse, on desserre les amarres et les pendilles, et voici Lucy compressée entre ses deux voisins. C’est là qu’on est contents d’avoir une coque en aluminium. Poussez, poussez messieurs, nous ne nous sentons pas concernés (enfin, Sarah un petit peu, c’est que son ventre se fait de plus en plus proéminent).
La Sagrada Familia est inclassable. Commencée en 1882, l’affaire s’annonçait plutôt bien. Gaudi avait prévu une splendide cathédrale néo-gothique. Ça allait être très beau. Manque de bol, il est mort en 1926, son chef-d’œuvre à peine entamé. Ni une ni deux, ses élèves décident de continuer l’œuvre du maître… Il y a probablement eu un énorme malentendu quelque part, car le résultat actuel ressemble en gros à une fusion entre le château de la princesse d’Eurodisney et Notre-Dame. Le résultat est un ensemble difforme et monstrueux, à ne rater sous aucun prétexte. Avec ses magnifiques vitraux, ses tours surplombées de boules de couleur kitsch, son Jésus-Christ cubiste à l’arrière, on a l’impression d’être dans un tableau de Dali, ne manquent que les éléphants. L’intérieur est un peu plus décevant, inhabituel mais moins marquant. Nous regrettons presque d’avoir pénétré dans l’édifice, tant tout se passe à l’extérieur. Sarah était déjà passée à Barcelone il y a 20 ans, à une époque où l’ensemble ressemblait encore à une cathédrale. Qui sait ce que nous y trouverons la prochaine fois !
Le soir venu, Laura nous rend visite avec sa colloc, qui ne parle pas français. C’est donc en espagnol que se déroule la soirée : je comprends tout, mais suis incapable d’aligner trois mots. Le lendemain, nous les retrouverons pour visiter leur école de sculpture, assez incroyable. En plein centre de Barcelone, une porte dérobée s’ouvre sur une forge, au cœur d’un magnifique cloître. Laura nous montre une de ses réalisations tout en métal, et rendez-vous est pris l’été suivant en Corse pour quelques cours de soudure : savoir souder est vraiment une compétence de base à bord d’un bateau en métal, quasi indispensable si l’on veut vraiment sortir des sentiers battus. Malheureusement, contrairement à l’acier, l’aluminium est un matériau assez difficile à travailler : j’aurai grand besoin de ses conseils de professionnelle !
Nous retrouvons aussi notre amie Carolina, avec qui nous visitons le marché de la Boqueria. Certes, l’endroit n’est plus vraiment authentique, comme l’indiquent les prix très touristiques, mais l’explosion de couleurs face à nous vaut le détour.
Le lendemain soir, c’est carnaval, mais impossible de localiser le défilé. Les rues sont remplies de gens déguisés qui ont l’air de savoir où ils vont, mais tournent en rond comme nous. C’est par hasard qu’ils nous mèneront jusqu’à la splendide basilique de Santa Maria del Mar, aussi classique que la Sagrada Familia est délirante. Au loin, des tambours pétaradent, et nos oreilles nous guident jusqu’à un attroupement. Danseuses exotiques à moitié nues, roi et reine du carnaval tout emplumés, une centaine de tambours qui roulent, nous suivrons le défilé jusqu’à son arrivée, non sans avoir traversé une multitude de petites ruelles magnifiques que nous ne parviendrons malheureusement pas à retrouver lors de notre retour.
Le lendemain, notre périple reprend, direction Marseille en passant par Rosas. Nous faisons une étape-dodo à Blanes, et repartons vers le Nord. Cette fois, c’est un vrai coup de vent qui nous attend. Nous avons trois ris dans la grand-voile, et notre petite trinquette nous pousse à plus de 8 nœuds. La navigation est assez musclée, et ponctuée de mini-catastrophes. Au premier rang des blessés, notre hâle-bas décidera de rendre temporairement les armes suite à une fausse manip de notre part, et surtout la menthe fera une tentative de suicide. C’est que les trois places avec ceinture de sécurité sont déjà occupées par notre aloé vera, notre basilic et notre persil. Quant au hâle-bas, pour les voileux (les autres peuvent passer directement au paragraphe suivant), en rendant un ris, nous n’avons pas remarqué que la bosse était bloquée en bout de bôme. Celle-ci est donc montée avec le point de drisse, jusqu’à carrément déboîter le hâle-bas. Nous l’avons remis en place en affalant et en utilisant la balancine pour placer la bôme pile à la bonne hauteur.
L’arrivée à Rosas se fait sous de violentes rafales qui accompagnent le feu d’artifice de fin de carnaval, donné sur le port, et nous remercions chaudement le marinero d’être reparti chercher son zodiac de 120ch pour nous redresser dans notre place.
Impossible de passer à Rosas sans visiter le magnifique musée Dali de Figueiras, une vingtaine de kilomètres à l’intérieur des terres. N’étant pas critique d’art, comme vous l’avez probablement remarqué un peu plus haut, je m’abstiendrai de tout commentaire, sinon pour dire que nous l’avons beaucoup aimé. Un peu moins glamour, nous nous perdrons dans la banlieue à la recherche du fameux dispositif anti-roulis, que nous finirons malgré tout par localiser après une longue balade un peu forcée et pas forcément appréciée par la future maman. C’est que la Coquillette commence à prendre ses aises. Difficile d’imaginer qu’elle va encore grossir ces trois prochains mois ! Ne voulant pas trop jouer avec le feu, nous décidons de profiter de la fenêtre météo plutôt favorable qui s’annonce pour couper le golfe du Lion jusqu’à Marseille. Certes, c’est une nav de 24h, mais l’alternative serait de passer deux semaines potentiellement éprouvantes à longer la côte, en attendant à chaque fois que le vent et la houle daignent nous laisser passer. La décision est prise, et les préparatifs peuvent commencer.
Une navigation de 24h se prépare comme une navigation côtière classique, à quelques détails prêts. En particulier, nous étudions la météo en profondeur au lieu de nous contenter d’un rapide coup d’œil sur les gribs, et surtout Sarah fait la cuisine à l’avance. Même si la météo a fait d’énormes progrès, on ne sait jamais à 100% sur quoi on va tomber une fois au large, et à 4h du mat, crevés et secoués par une tempête innatendue, on est content de tomber sur un risotto saumon poireaux tout prêt dans la marmite. Nous faisons aussi le plein d’eau, et vérifions notre équipement de survie (balise et radeau).
Dès le départ, et comme annoncé, ça souffle. Sous deux ris et trinquette, nous faisons une moyenne à presque 9 noeuds pendant plusieurs heures, ce qui ne nous arrange pas forcément : à ce train d’enfer, nous arriverons à Marseille à 4h du mat’. Heureusement, le vent retombe, et je choisis de rester sous-toilé pour perdre un peu de temps et laisser Sarah se reposer. Pari réussi, elle passe une nuit à peu près correcte, et nous arrivons en vue des côtes françaises au petit matin.
C’est sous un beau soleil que nous passons entre l’île d’If et celles du Frioul. Nous connaissons le Vieux Port en piétons, mais il est encore plus impressionnant vu de l’eau, en plein milieu. Il est en théorie compliqué d’y trouver une place, mais nous avons demandé conseil il y a quelques jours sur hisse-et-oh (un forum dédiés aux marins de tous bords), et depuis, les propositions d’aide affluent (un généreux inconnu nous propose même de nous laisser sa place les dernières semaines de grossesse si on ne trouve pas d’autre solution !). Du coup, j’écris ces lignes confortablement installé sur le joli ponton de la société nautique de Marseille – la Nautique, pour les intimes, en plein cœur de la cité phocéenne. Notre marathon bricolage va pouvoir commencer, mais pour l’instant, je dois m’occuper d’un sujet plus pressant : trouver où supporter le PSG lors du match retour mercredi prochain contre Barcelone en toute sécurité !